Depuis le lancement du projet Linky par Enedis, la filiale d’Edf, le déploiement du compteur intelligent demeure toujours sous le feu des critiques. Alors que le rythme d’installation des compteurs s’accélère depuis 2015, l’inquiétude du public grandit, multipliant ainsi les oppositions partout en France. C’est que le fameux petit boîtier jaune n’est pas un compteur ordinaire. Linky appartient en effet à une nouvelle génération de compteurs connectés, dit intelligents, qui mesurent précisément et à distance l’électricité consommée.

Pour ses partisans, il s’agit d’une avancée technologique majeure et incontournable, puisqu’elle permet de réaliser de véritables économies d’énergie et de soutenir la transition énergétique du pays. Mais les opinions sont partagées : ses détracteurs pointant un coût économiquement et écologiquement non justifié, l’exposition à de possibles risques sanitaires et le danger qu’elle comporte pour les libertés individuelles. Ces derniers vont désormais pouvoir se réjouir : c’est un rapport très critique pour Linky qu’a rendu public la Cour des comptes, le 7 février 2018.

Ainsi, le nouveau compteur intelligent serait bien loin de tenir toutes ses promesses, même si les sages de la rue Cambon ne remettent pas en cause le bien-fondé du dispositif. La pose des « Smart Grids » répond, en effet, à l’obligation légale d’uniformiser le marché de l’énergie en Europe et de moderniser les infrastructures par des réseaux plus performants, inscrite dans une directive de 2009. Ceux-ci font également partie des technologies incontournables qui accompagnent une transition plus globale du pays vers une économie décarbonée et des « villes intelligentes » (loi du 17 août 2015) [1]. Il est prévu, à ce titre, que la quasi-totalité des foyers français seront équipés de tels dispositifs à l’horizon 2021. La marge de manœuvre des collectivités et des consommateurs voulant s’y opposer, eu regard de l’obligation légale d’Enedis en la matière, apparaît donc fortement limitée. Dans l’attente de convaincre les plus indécis, le distributeur a toutefois fait le choix de temporiser. S’il préfère pour l’instant s’incliner en cas de refus manifesté par le propriétaire du logement, Enedis a néanmoins rappelé qu’il ne dérogerait pas à la réglementation en fin de déploiement, pariant visiblement sur le succès de l’appareil d’ici là…

Et pourtant, force est de constater que les bénéfices escomptés des compteurs intelligents en faveur des consommateurs ne sont, pour l’heure, guère satisfaisants. Effectivement, Linky par lecture directe, ne fournit que peu d’informations autres que la puissance et l’index de consommation. Et l’affichage n’étant pas converti en euros rend l’usage du compteur difficilement exploitable. Ouverture du marché de l’énergie oblige, ce chiffre ne dépend pas d’Enedis, mais des conditions tarifaires du fournisseur. Pour l’instant, seuls les ménages précaires bénéficient gratuitement d’un affichage déporté – chez eux, en temps réel et en euros – leur permettant de suivre leur consommation et potentiellement, de l’optimiser.

Certes, les portails Internet proposés par les fournisseurs peuvent constituer une alternative viable car ils proposent un accès aux données de consommation en unités physiques et en euros. Mais, là encore, résident plusieurs obstacles. D’une part, seules sont mises à disposition des usagers les consommations mensuelles, excluant ainsi les données journalières [2]. D’autre part, Enedis n’a pas rendu automatiquement opérationnelle – sans l’accord explicite de l’usager au fournisseur – la fonctionnalité qui permet au compteur d’enregistrer la courbe de charge [3]. Qui plus est, ce système se heurte également à ses propres limites puisqu’il n’autorise qu’un retour sur cinq mois ; Linky n’ayant pas une mémoire suffisante pour enregistrer les données sur une année complète. [D’autres aspects plus techniques relatifs à l’efficience des procédures d’effacement ont également été invoqués [4].]

A l’heure actuelle, le compteur communicant n’offre ainsi pas de réelles actions de maîtrise de la demande d’énergie pour que la consommation des usagers soit  impactée de manière bénéfique, c’est-à-dire en leur donnant les moyens de réaliser des bilans énergiques performants ou de comparer les offres des fournisseurs. Ce défaut de pédagogie n’a d’ailleurs pas échappé à la Cour des Comptes qui a enjoint à Enedis d’améliorer au plus vite les dispositifs d’accès aux données.

Des gains incertains mais pas seulement … Le dispositif Linky pourrait au final s’avérer particulièrement coûteux pour les particuliers. A raison de 130 euros par compteur, le coût total du déploiement de 39 millions de compteurs représente près de 5,7 milliards d’euros. Mais contrairement à ce qui avait été annoncé par l’Etat, l’installation de Linky ne sera pas gratuite pour les usagers. En fait, Enedis avancera les frais d’installation, puis les répercutera directement sur les factures d’électricité dès 2021. Or, si le distributeur bénéficie de conditions de prêt avantageuses à 0,77%, le taux d’intérêt de cette avance faite au client est bien moins favorable : 4,6%. Autrement dit, ce stratagème financier pourrait lui permettre d’engranger près… d’un demi-milliard d’euros. Comme le souligne pertinemment UFC-Que Choisir : « Face à ces avantages considérables consentis à Enedis, les ménages apparaissent comme les grands oubliés du dispositif Linky qu’ils financent. ».

Au-delà du financement, c’est toute la stratégie de communication qui est pointée du doigt. Les magistrats critiquent ainsi un déficit d’informations apporté aux consommateurs lors de l’installation qui s’effectue en trente minutes à peine, un temps qui s’avère en définitive trop court pour renseigner les principales fonctionnalités du compteur. Ceci pourrait, en partie, expliquer pourquoi : « Fin 2017, seuls 1,5 % des usagers disposant de compteurs Linky ont ouvert un compte pour connaître leur consommation », d’après le journal Le Monde. A cela s’ajoute un manque de visibilité quant au mode de facturation qui ne tient pas assez compte des préférences des usagers, ou encore de ceux qui n’ont pas accès à Internet et ne reçoivent que semestriellement une facture papier détaillant leur consommation, ce que la Cour des comptes a jugé insuffisant.

Un défaut manifeste de pilotage de la part d’Enedis, mais aussi de l’Etat, qui s’illustre notamment dans la prise en compte trop tardive de nombreuses réticences exprimées. Outre la question des effets des ondes électromagnétiques sur la santé, celle liée à la confidentialité des données personnelles fait effectivement partie des plus récurrentes. Cette dernière problématique s’impose avec d’autant plus d’acuité que Facebook est aujourd’hui accusé d’avoir permis l’utilisation abusive des données de plusieurs millions de ses utilisateurs. Sur ces deux sujets, si les magistrats reconnaissent que l’ANSES [5] d’une part, la CNIL [6] d’autre part, ont rendu des rapports rassurants ; dans un cas comme dans l’autre, le retard avec lequel ces travaux ont été conduits et le manque de communication qui en a résulté reflètent le peu de cas accordé aux craintes manifestées par un grand nombre d’usagers.

Le rapport de la Cour des comptes a confirmé, fort regrettablement, une partie des doutes formulés à maintes reprises par des associations ou des collectifs régionaux, d’autant que le compteur nouvelle génération souffre pour l’instant de nombreuses limites avérées. Il apparaît dès lors essentiel que les autorités publiques et le secteur de l’énergie restaurent au plus vite la considération portée au consommateur, et ce faisant, que leurs actions s’accompagnent de plus de transparence et d’équité pour qu’enfin le compteur intelligent se montre réellement au service des usagers.

[1] : Loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte.

[2] : Pour avoir accès aux consommations journalières, il faut ouvrir un compte chez Enedis. Mais là encore réside un problème, puisque celles-ci ne sont pas valorisées en euros (seulement en kilowattheures).

[3] : Historique de la consommation mesurée dans le temps.

[4] : La contribution attendue de Linky à l’équilibre du réseau électrique en période de pointe via la capacité d’effacement – possibilité d’interrompre ponctuellement la consommation – pourrait ne pas être au rendez-vous. En fonction du contrat passé entre le consommateur et son fournisseur d’électricité, la procédure d’effacement peut donner lieu à une rémunération ou une tarification avantageuse. Cependant, le délai de réaction prévu, de 6 heures, semble trop long aux yeux de certains fournisseurs qui ne feraient donc pas appel à Linky.

[5] : ANSES : Agence national de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail.

[6] : CNIL : Commission nationale de l’informatique et des libertés.